la baule+ 38 // Avril 2022 La Baule + : Vous évoquez le malheur, l’heur et le bonheur. L’heur, c’est le moment de chance, cela signifie que le temps est favorable et qu’il faut en avoir conscience : est-ce la condition pour saisir le bonheur ? Emmanuel Jaffelin : C’est le moment que l’on fait culminer, c’est un moment exceptionnel, c’est le cas de quelqu’un qui gagne au Loto… Mais ces gens s’aperçoivent au bout d’un moment que le gain d’une somme qu’ils n’auraient jamais obtenue par le biais de leur travail ne les rend pas si heureux que ça. À un moment donné, ils sont obligés de se détacher du gain et de ceux qu’ils en avaient fait profiter. L’heur, c’est une chance, mais ce n’est pas forcément positif sur la durée. Vous abordez le malheur, qui est un élément constant dans l’histoire de l’humanité, c’est une évidence, ce qui signifie que nous sommes perpétuellement balancés entre des contraires, comme le froid et le chaud, la nuit et le jour ou le malheur face au bonheur… Oui, mais on doit aussi l’interpréter. Le malheur, ce n’est pas la victimité. On vit dans une société tellement égotiste, où le moi est devenu le centre du monde, chaque citoyen est un ego, il ne doit rien lui arriver et, s’il lui arrive quelque chose, il y a les pompiers, l’assurance, et tout un système social qui doit lui permettre d’échapper à cette situation négative. Le propre de l’intelligence, c’est d’anticiper tout ce qui peut arriver et de pouvoir l’accueillir. Les plus malheureux sont les gens les plus méchants, c’est la thèse forte que j’essaye de défendre. Méchant, cela vient du Moyen Âge, c’est méchoir, ce qui signifie mal tomber, mais ce n’est pas Philosophie ► Comprendre les mécanismes du bonheur Emmanuel Jaffelin : « Le propre du bonheur, c’est d’anticiper les événements et, parce qu’on les a anticipés, on les accepte. » Emmanuel Jaffelin est l’auteur du best-seller Éloge de la gentillesse, publié en 2010, et nous le retrouvons avec un nouveau livre dans lequel il traite du bonheur. Agrégé de philosophie, Emmanuel Jaffelin a été professeur de philosophie au lycée Pasteur de Neuilly, au lycée Lakanal de Sceaux et aussi au Brésil. Il a également mené une carrière de diplomate en Afrique et en Amérique latine. Emmanuel Jaffelin a publié sept livres : Éloge de la Gentillesse (2010, Bourin), Petit éloge de la Gentillesse (2011, Bourin ; 2015, J’ai Lu), On ira tous au Paradis: croire en Dieu rend-il crétin ? (2013, Flammarion), Apologie de la Punition (2014, Plon), Éloge de la gentillesse en entreprise (2015, First) et un Petit Cahier d’Exercices de Gentillesse (2016, Éditions Jouvence). Enfin, en 2019, une Apothéose des Ronds-Points en l’honneur des Gilets jaunes. « Célébrations du bonheur. Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux » d’Emmanuel Jaffelin est publié chez Michel Lafon. quelqu’un qui tombe mal: c’est d’abord quelqu’un qui fait tomber les autres. Comme dans une rangée de dominos circulaires, le premier domino fait tomber le deuxième et il se voit tomber lorsque le dernier tombe… Dans une société où le droit est partout, on met les malheureux au premier plan, au prétexte que la société a pour but de protéger tout le monde. Du coup, personne n’est préparé à rien et tout le monde se sent protégé pour tout. Pourtant, dès qu’il arrive quelque chose, c’est vécu comme une catastrophe par l’individu. On fait triompher des gens qui tiennent un discours qui se veut anticipateur de tous les maux qui peuvent nous arriver Ce comportement de nos concitoyens rappelle l’actualité que nous vivons depuis près de deux ans… C’est cette nouvelle dictature des médecins qui reviennent à cette idée qu’il faut éviter d’être victime de quoi que ce soit... Donc, on fait triompher des gens qui tiennent un discours qui se veut anticipateur de tous les maux qui peuvent nous arriver et qui nous apprennent tout, sauf à nous protéger de ce qui nous arrive. Il arrive à tout être humain de mauvais événements, il y a quand même très peu de gens qui sont dans l’exception... Il arrive à tout le monde d’avoir un accident, d’avoir une maladie ou de perdre un proche… Il arrive des tas de choses à tout le monde, mais nous vivons dans une société très protectionniste, où l’État n’est plus un père mais une mère. Ce n’est plus la patrie, c’est la matrie… Du coup, on met en avant le citoyen comme une victime potentielle. D’ailleurs, on n’entend plus que cela dans les médias, avec des minorités qui se présentent comme des victimes. Il y a peu de courage là-dedans et il y a peu de bonheur… Le paradoxe est qu’il est possible de souffrir sans être malheureux et, inversement, d’être malheureux sans souffrir… Regardez les gens dans les restaurants ou dans les transports en commun : on devine une majorité qui semblent être malheureux, mais qui ne souffrent pas… Parce qu’ils ne pensent pas... Pour ceux qui sont dans la souffrance et qui arrivent à la surmonter, voire à la dépasser, je prends l’exemple de Stephen Hawking, un grand scientifique. Il ne peut plus parler que par des clins d’œil qu’il fait à une dame, qui est aussi son amante et qui transcrit ses propos en tapant à la machine, ce qui lui permet d’écrire un livre. On voit bien que nous sommes chez des êtres hors du commun, non pas parce qu’ils sont exceptionnels, mais parce que la société nous empêche de surmonter nos difficultés et nous apprend au contraire à nous présenter comme des victimes potentielles. Au minimum, on est une victime potentielle, si l’on n’est pas une victime réelle. Et c’est pour cette raison que nous sommes hyper assurés. Si les animaux arrivaient à avoir une sociologie de l’espèce humaine, cela les ferait rire Vous évoquez aussi cet autre paradoxe, avec l’angoisse permanente de la maladie ou de la mort, alors que nous n’avons jamais vécu aussi longtemps… Si les animaux arrivaient à avoir une sociologie de l’espèce humaine, cela les fe-
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