La Baule+

la baule+ 12 // Décembre 2022 Témoignage exclusif ► Comment la France a raté le virage de l’informatique et des nouvelles technologies Maurice Allègre : « Les gens des télécommunications n’ont pas vu arriver le coup avec Internet. » La Baule + : Vous avez été le responsable du Plan Calcul en France. Contrairement à ce que certains pourraient croire, il ne s’agissait pas d’apprendre aux enfants à calculer, mais c’était un ambitieux projet pour faire de la France une grande puissance informatique… Maurice Allègre : Officiellement, cela s’appelait l’Action pour le développement de l’informatique. Le nom de Plan calcul n’avait rien d’officiel, mais c’est un journaliste qui a utilisé ce terme et tout le monde l’a repris. C’est vrai, ce terme de calcul sonne assez mal... Nos ingénieurs français ont été très compétents. Ils ont conçu beaucoup de choses dans le domaine de l’informatique, ils ont contribué à la création du Web, ils ont inventé l’image en haute définition... Mais nous nous sommes toujours fait piquer nos bonnes idées par les Anglo-saxons… Maurice Allègre a 89 ans et, pour la première fois, il raconte l’histoire du fameux Plan Calcul lancé par le Général de Gaulle et abandonné par Valéry Giscard d’Estaing. Maurice Allègre était haut fonctionnaire (X, Mines Paris, pétrole, droit) et il a été nommé par Michel Debré, alors Premier ministre, délégué à l’informatique, chargé du Plan Calcul dont l’objet était la création d’une industrie française dans ce secteur. Ce plan visait à faire de la France une grande puissance mondiale dans le domaine de l’informatique, des composants électroniques et des nouvelles technologies de l’information, à l’instar de l’aéronautique, l’automobile ou le nucléaire. Créer un vrai concurrent à l’hégémonique IBM n’est alors déjà pas un objectif très réaliste, mais devient mission impossible lorsque les deux actionnaires se chamaillent d’abord, puis se détestent et, enfin, quand l’un d’entre eux (CGE d’Ambroise Roux) déclare la guerre totale à l’autre (Thomson de Paul Richard). Il veut à tout prix manger l’autre et n’y parvient pas. Dès lors, la filiale commune informatique (CII) devient le champ de bataille choisi par CGE pour affaiblir Thomson parce que ce groupe est responsable de la gestion de CII. Tous les moyens deviennent bons pour rabaisser la CII. La mort soudaine du président Pompidou prive la délégation de sa potion magique – le soutien de l’Élysée – qui se transforme en hostilité dès l’arrivée du nouveau président, Giscard d’Estaing. Celui-ci raye d’un trait de plume huit ans de travail acharné et d’investissements publics. Maurice Allègre dénonce le choix de Valéry Giscard d’Estaing de privilégier « une solution américaine contre nature et non viable malgré tous les camouflages ». Maurice Allègre vient de publier un livre témoignage qui passionnera tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’informatique. Il a accepté de répondre aux questions de Yannick Urrien. « Souveraineté technologique française – Abandons & Reconquête » de Maurice Allègre est publié chez VA Éditions. Nous étions très bien placés sur le plan de la recherche, mais les industriels n’y ont pas cru et ils n’ont pas suivi l’État : c’est l’histoire du Plan Calcul. Les gens des télécommunications n’ont pas vu arriver le coup avec Internet, en s’imaginant que les télécommunications se feraient toujours de point à point, comme le bon vieux téléphone, avec une liaison établie. Finalement, jusqu’à ce qu’Internet balaye tout, les professionnels des télécommunications ont été très sceptiques. L’histoire a démontré qu’ils avaient tort... On regarde les trains passer L’objectif de l’État français était alors de créer un concurrent au géant de l’époque qui était IBM… À l’époque, l’informatique relevait d’un quasi-monopole mondial d’IBM. On voyait bien que l’informatique allait se développer en pénétrant partout, mais quand on le disait il y a cinquante ans, en soulignant que cela allait restructurer tous les domaines de la production humaine, on était vraiment pris pour quelqu’un de pas très sérieux. Le problème, c’est que nous sommes réduits à la position de ceux qui attendent qu’on leur donne l’informatique la plus perfectionnée: on sait s’en servir, mais on ne la crée pas. Donc, on regarde les trains passer et on tente de s’y raccrocher après, mais nous sommes toujours des suiveurs et de simples utilisateurs. On est peut-être satisfait des produits, mais nous sommes soumis aux caprices de tous ces généreux donateurs. Il suffit de voir tout ce que l’on dit en ce moment sur les GAFAM... On n’avait pas pensé que les industriels pouvaient à ce point manquer de sens de la prévision à long terme Au départ, vous deviez créer un IBM français issu de la fusion entre CGE et Thomson, mais les actionnaires de ces entreprises ne s’aimaient pas… C’était malheureusement le mauvais coup que nous n’avions pas vu ! On n’avait pas pensé que les industriels pouvaient à ce point manquer de sens de la prévision à long terme en étant incapables de s’entendre... Ils ont passé leur temps à s’entre-tuer et cela venait surtout d’Ambroise Roux qui voulait manger Thomson. L’informatique était le cadet des soucis d’Ambroise Roux, qui ne jurait que par les télécoms. Il avait une position formidable sur les télécoms, or, malheureusement il a été balayé : il suffit de voir ce qu’est devenu Alcatel ! Aujourd’hui, on comprend cette convergence entre les télécommunications et l’informatique… On le voyait déjà à l’époque, mais c’était mal vu. Nous étions en avance, avec le Minitel dans tous les foyers. C’était très bien, mais le Minitel utilisait un système de communication par paquets qui allait être complètement balayé par celui d’Internet, qui était celui inventé par les informaticiens et qui n’était pas le système point à point cher à l’univers des télécommunications. La quasi-totalité des opérateurs mondiaux de télécommunications n’ont pas vu que les informaticiens allaient remporter le morceau haut la main. Le réseau Transpac était une très belle réussite mondiale. Sur le plan technique, c’était formidable, mais la technologie était celle du passé et c’est devenu une voie de garage. Giscard : c’était beaucoup plus amusant pour lui de s’occuper de la haute finance internationale et des réunions du FMI... Vous semblez en vouloir à Valéry Giscard d’Estaing… J’ai bien connu Valéry Giscard d’Estaing. J’étais à son cabinet et je dois dire qu’il n’a jamais manifesté une grande audace pour l’in-

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