La Baule+

la baule+ 28 // Octobre 2022 La Baule + : Vous avez une formation classique, mais vous vous êtes aussi intéressé aux musiques africaines et orientales. On dit souvent que la musique est un langage : y a-t-il plusieurs langues ? Alexandre Desplat : De même que le cinéma est un langage universel - mais il est différent selon qu’il s’agit d’un film indien ou d’un film américain, parce que le rythme et la structure narrative ne seront pas les mêmes - de la même manière, la musique est issue de cultures différentes, avec des énergies différentes et des instrumentations différentes aussi. C’est ce qui est merveilleux, aller vers des cultures que l’on ne connaît pas. Si l’on écoute Monteverdi ou un chant pygmée, la beauté est égale. Je ne dis pas que la musique savante ou classique est mieux qu’une autre, c’est un vaste champ et le cinéma permet d’aller dans tous ces champs. C’est comme si vous preniez une fleur pour fabriquer un bouquet. Je me souviens de la première musique de film que j’ai écrite. C’était un quintette à cordes, mais j’y ai ajouté un cymbalum, alors qu’il n’y avait aucune raison d’y avoir un cymbalum puisque le film ne se déroulait pas dans les Balkans, mais à Marseille. Pour moi, il apportait une sonorité qui correspondait à cette nostalgie mélancolique que l’on retrouvait dans le scénario. L’instrument est donc là pour apporter un voyage vers autre chose : par exemple, si j’utiMusique ► Retour sur le Festival de Cinéma et Musique de Film de La Baule Alexandre Desplat : « Je regrette que l’on ait perdu un lien fort entre le public et la musique instrumentale. » Alexandre Desplat, l’un des plus grands compositeurs de musique de film dans le monde, était l’invité d’honneur de l’édition 2022 du Festival de Cinéma et Musique de Film de La Baule qui s’est déroulé le premier week-end de juillet. Il a écrit les partitions de plus de 200 films et obtenu 2 Oscars, 2 Golden Globes, 3 Césars, 3 BAFTA et 2 Grammy awards. La liste des metteurs en scène avec lesquels il a collaboré est longue : Terrence Malick, Jacques Audiard, Stephen Frears, Roman Polanski, Wes Anderson, George Clooney, Kathryn Bigelow, David Fincher, Guillermo del Toro... lise des rythmes de jazz, ou des rythmes brésiliens, c’est parce que j’ai envie de m’approprier des motifs de l’univers musical de notre planète en essayant de leur donner une autre vie. Il n’y a pas de musique gaie ou de musique triste Les codes sonores qui peuvent illustrer la tristesse, le deuil, la joie ou la fête sont-ils les mêmes dans le monde ? Pas du tout. Il n’y a pas de musique gaie ou de musique triste. D’ailleurs, chez les musiciens d’instinct, cette différence n’existe pas. Estce que la musique de Mozart est gaie ou triste ? Pour moi, on retrouve tout le temps un peu les deux. Cela dépend de l’état d’esprit de la personne qui reçoit cette musique. J’ai eu l’expérience avec des musiciens qui ne savaient pas lire la musique. On leur a demandé de jouer une musique gaie et une musique triste. Or, finalement, on a retrouvé la même musique... D’ailleurs, l’humour n’existe pas en musique. Les belles musiques ont toujours une dualité. J’évoque Mozart, qui est mon compositeur préféré. Mais chez Bill Evans, même quand il y a du rythme et de l’énergie, il y a toujours une densité mélancolique et c’est la même chose chez Nino Rota. Henry Mancini écrit des musiques de comédies, bien sûr la musique est légère, mais il y a toujours un fond de gravité et c’est ce qui me plaît. C’est le film qui fait changer la musique de couleur Ainsi, avec une même musique, si l’on se trouve dans un instant heureux de sa vie, ce sera une musique joyeuse. Mais si c’est un moment triste, la musique sera reçue comme mélancolique… C’est exactement cela. J’ai fait cette expérience pour un film de Jacques Audiard qui s’appelle « Sur mes lèvres» où j’ai décidé d’écrire une musique unique pour l’histoire d’amour et pour le moment de suspense, c’està-dire au moment de l’approche amoureuse, comme pour la scène d’espionnage des gangsters. On constate que c’est le film qui fait changer la musique de couleur. Le rapport du public à la musique instrumentale n’est plus du tout le même Lorsque l’on achète un CD de musique de film, on est influencé par l’atmosphère du film et aussi par la pochette. La même musique dans un décor neutre aurait-elle le même impact ? Non. Malheureusement, le rapport du public à la musique instrumentale n’est plus du tout le même. Je regrette que l’on ait perdu un lien fort entre le public et la musique instrumentale. J’écoute beaucoup la radio, je voyage beaucoup, or je n’entends que des chansons avec une rythmique. C’est génial et j’adore la musique avec un rythme régulier, mais il n’y a pas que cela. C’est dommage, car cela réduit le champ intellectuel de l’auditeur. Je ne vois pas beaucoup de CD de musique instrumentale, à l’exception de la musique savante. Comme Pierre Boulez ? J’adore Pierre Boulez. J’écoute ses musiques, j’ai ses partitions. C’est un génie, mais il n’y a pas que lui. Finalement, je souhaiterais que l’on passe beaucoup plus de musiques instrumentales à la radio. La parole nous détourne. Beaucoup de thérapies se font avec de la musique instrumentale Connaissez-vous les études scientifiques comparant les effets de la musique instrumentale à ceux de la musique chantée, qui indiquent que la musique instrumentale développe l’imagination et les capacités intellectuelles ? Bien sûr ! La parole nous détourne. Beaucoup de thérapies se font avec de la musique instrumentale. Il ne peut pas y avoir que des chansons dans notre quotidien.

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